De l’ingratitude des Antilles à l’égard de la République sauveresse selon Darmanin

Darmanin revisite l'abolition de l'esclavage dans nos Outre-mer, affirmant que la République a aboli l'esclavage par deux fois.

Démonstration d’un paternalisme révisionniste, dénoncé à l’occasion d’une série d’articles autour du gouvernement (et des proches de) Macron.

La dernière fois que j’ai eu envie de parler de Macron et de tribalité, c’était à l’occasion de sa sortie sur “le héros Pétain”, pour discuter de “Pourquoi Pétain ne peut pas être le héros de tout le monde“.

Depuis, on a subi un premier quinquennat macroniste et rempilé pour un second, au titre du besoin de “faire barrage” contre une extrême droite anti-démocratique.
Mais le “champion de la Terre” est-il vraiment le héraut de l’exemplarité, comme il nous l’a si souvent vendu, ou plutôt le héros de l’imposture démocratique ?
Pour le premier papier consacré à ce dossier, nous allons nous pencher (une première fois) sur le cas Darmanin et sur sa prise de position au sujet des Antilles et plus précisément de la Martinique.

Afin de profiter de cet article dans les meilleures conditions, il vous est recommandé de préalablement regarder la vidéo du MédiaTV consacré au Chlordécone et à la sortie de Darmanin : https://www.youtube.com/watch?v=eOwWfxK9P68&t=2228s&ab_channel=LeM%C3%A9dia

Petit historique de ce qui a horrifié le ministre – que la rumeur fantasme prochain président – et les ultramarins.

“A la première défaillance de gratitude, le bienfaiteur sent tout ses bienfaits lui remonter à la gorge.”

Jean Rostand, De la Vanité

Un drapeau local martiniquais inspiré de drapeaux indépendantistes.
Voilà l’élément qui a bien failli faire s’étouffer Darmanin récemment, tant et si bien qu’à l’occasion d’une journée de conférences sur les Outre-mer, celui qui en est le ministre en plus de siéger à l’Intérieur, a tenu à évoquer ce qu’il perçoit désormais clairement comme un crime de lèse-majesté.

Il déclare ainsi dans les colonnes du Monde :

“Les Antilles ont été des colonies, mais pas de peuplement. Je rappelle que, contrairement à ce que l’on raconte (…), c’est la République française qui a aboli l’esclavage. La France a sans doute mis, dans des conditions extraordinairement difficiles, les populations colonisées dans des états désastreux, mais c’est la République qui a aboli l’esclavage. On leur demande d’aimer la République, pas toute l’Histoire de France.”

Et ce qui devait arriver arriva, les ultramarins se sont insurgés contre une réécriture de l’histoire, au point qu’une tribune signée par 18 de leurs représentants politiques a appelé le ministre à s’excuser publiquement.

Parallèlement, la justice “avance” dans le dossier du Chlordécone et statue sur un non lieu, l’occasion pour les députés ultramarins de reprendre la parole et donc de demander, en Assemblée, au ministre, de ne pas réécrire l’histoire.
Et évidemment, la réponse a été à la hauteur de ce que l’on attendait de Darmanin, si on est un peu attentif à la politique, une réplique lancinante, qui martèle encore et encore que les Antilles sont ingrates et qu’il achève par une nouvelle injonction, cette fois non pas à aimer à la France, mais à s’instruire :

“Je pense qu’il faut réviser les livres d’Histoire.”

Darmanin, en réponse à Perceval Gaillard, député de La Réunion et co-signataire de la tribune susmentionnée, à l’Assemblée, le 7 février 2023

Chiche ?

Quand le paternalisme enjoint à relire un contenu qui lui donne tort…

Dans son interpellation du ministre, le député Perceval Gaillard a une qualité qu’il convient de souligner : une prudence et une mesure des mots qui lui font dire de Darmanin qu’il souffre le mal des descendants (un peu trop fiers) du colonialisme, l’ignorance.

Et pas de pot pour Darmanin, son injonction à réviser les livres d’Histoire va donner raison à ses adversaires.
Mais alors, que raconte l’Histoire, quand on évite de la réécrire de la main extrême droite ?

Darmanin nous dit que la France a aboli l’esclavage en 1794, suite aux revendications des “amis de Mélenchon”.
Ensuite il explique que la France a ré-aboli l’esclavage en 1848 (entre temps Bonaparte l’a restauré) et concède que, oui les populations locales ont pu jouer un rôle.
Les deux données peuvent être exactes si on s’en tient purement aux textes de loi de l’époque.

Alors pourquoi a-t-il tort ?
Parce que la première question n’est même pas de savoir si la France a aboli l’esclavage à un moment donné mais si la population dont il est question a vécu la fin de l’esclavage grâce à la République française.
Et Darmanin, dans son paternalisme obsessionnel, a vraisemblablement oublié qu’à la base, il parle de la Martinique.

Alors, allons y, cher Ministre, ouvrons ce livre d’Histoire que vous voulez nous faire relire.

1793.
La Martinique est… anglaise.

Oups.

Oui, la République a déclaré l’abolition de l’esclavage en 1794, après que la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen ait échoué à y mettre un terme (bah ouais, à l’époque les esclaves ne sont toujours pas des Hommes pour les colons) et malgré les interventions de la Société des Amis des Esclaves qui ne se limitaient pas aux communistes que vous exécrez autant que faire se peut.
Sauf qu’en 1794, la Martinique n’est pas française et d’ailleurs le seul territoire antillais français où la loi sera applicable sera la Guadeloupe et je vous laisse deviner (ou lire en entier les phrases de votre livre d’Histoire) quelle sera l’application réelle de la loi.

La Martinique est rendue à la France lorsque Bonaparte fait la paix avec l’Angleterre, en 1802, une paix conditionnée à… la suppression de l’abolition de l’esclavage.

L’instruction des descendants d’esclaves 1 – 0 La culture tartinée de Darmanin

Nous pouvons donc passer à la question de l’abolition de 1848.

Le 24 février 1848, la révolution met fin à ce que l’on appelle la “Monarchie de Juillet”.
Le gouvernement provisoire déclare que “nulle terre ne peut plus porter des esclaves”.

Il faudra 2 mois de plus pour qu’un décret proposé par Victor Schœlcher soit signé, le 27 avril.

Et si le nom de Victor Schœlcher vous évoque quelque chose, ce n’est pas pour l’avoir déjà croisé dans un livre d’Histoire mais parce qu’il a marqué la presse ces dernières années après que des statues à son effigie aient été mises à terre.
Et quand on sait lire un livre d’Histoire pour de vrai, ça se comprend : Victor Schœlcher a proposé l’abolition de l’esclavage dans un texte qui explique qu’il faudra quand même le faire progressivement parce que les intéressés ne seraient pas mûrs pour la liberté.

Une abolition de l’esclavage qui consiste davantage à reconnaître l’habeas corpus avec deux siècles de retard qu’à déclarer une égalité; l’homme hors hexagone n’est toujours pas un être humain, au mieux c’est un humain en devenir, comme les enfants seront un jour des adultes, pourvus qu’ils soient dociles et obéissants en attendant.

Mais revenons en à notre abolition qui n’en est pas une.
Lassés d’attendre qu’on les traite comme les “métropolitains”, les esclaves se sont soulevés et notamment 2000 esclaves de Saint Pierre qui ont pris les armes pour obtenir ce qui leur était dû, une application immédiate de l’abolition.

On est alors le 22 mai, les esclaves se sont libérés eux-mêmes et la date est célébrée à la hauteur de la puissance de l’événement, donnant lieu à des commémorations où l’on parade avec des drapeaux locaux.

Est-ce que la République a libéré les esclaves au regard de l’Histoire quand on ne la lit pas en diagonale ?
Non et elle ne le fera jamais, car la conclusion de l’Histoire en 1848 c’est que les anciens esclaves restant une propriété, il faut dédommager leurs anciens maîtres.
Pas un centime pour les victimes de ce qui a été reconnu crime contre l’Humanité.

Pas de bol pour Darmanin, la République n’est pas réellement responsable de l’abolition de l’esclavage et le traitement contemporain des ultramarins le prouve encore.

L’esclavage, dans sa définition usuelle, c’est la possession par autrui, c’est quand l’humain devient une propriété.
Mais ça n’est pas la seule partie de la définition qui doit retenir notre attention.
L’esclavage, c’est avant tout une emprise des colons (des “métropolitains”) sur une population que l’on contraint sur un plan socio-économique, c’est quand une population n’a pas de condition libre, quand on peut avoir dessus un pouvoir absolu, comme, par exemple, celui de vie et de mort.

Et là on s’attaque à une problématique sur laquelle Darmanin et l’Etat français veulent à tout prix que nous fermions les yeux : le traitement de nos Outre-Mer.

Les ultramarins sont-ils réellement libres quand on leur dit avec qui commercer ?
Les ultramarins sont-ils réellement libres quand on leur impose des normes métropolitaines qui ne tiennent pas compte des réalités territoriales (climat, économie,…) ?
Les ultramarins sont-ils réellement libres quand on leur dit qu’après ne pas avoir dédommagé leurs ancêtres s’étant affranchis, on leur dit qu’on ne compte pas non plus enquêter sérieusement sur le fait que la Métropole a sciemment empoisonné leur population, jusqu’à plus de 30 ans après avoir su la nocivité du Chlordécone, ni les indemniser alors que le poison coule dans leurs veines et dans leurs terres où tout ce qui serait cultivé serait, de facto, impropre à la consommation ?

A quel moment cette population, qui est française, serait-elle autre chose qu’esclave de la Métropole colonialiste alors que cette dernière lui dit que faire, avec qui, comment, le tout en se fichant royalement d’avoir condamné des vies ?

A quel moment cette population n’aurait-elle pas le droit de parader avec des drapeaux inspirés de ceux des indépendantistes quand la nation à laquelle elle est censée appartenir refuse de la considérer ?

A quel moment cette population devrait-elle remercier la main qui efface son Histoire d’un simple revers ?

Le ministre des Outre-Mer ne serait-il pas en train de nous faire la mendicité d’une forme de charité mortifère ?

“Charité : hypocrisie qui donne dix sous d’attention pour recevoir vingt francs de gratitude.”

Jules Renard

Darmanin vs les Antilles, l’héroïsme dans ses deux visages les plus opposés.

En terme d’héroïsme du “roman national”, personne n’est dupe sur le rôle de Darmanin.
Celui qui trouvait Marine Le Pen “trop molle” est aussi celui qui louait le Napoléon qui “s’intéressa à régler les difficultés touchant à la présence de dizaine de milliers de juifs en France. Certains d’entre eux pratiquaient l’usure et faisaient naître troubles et réclamations”.

Et outre l’antisémitisme, déjà condamné par ailleurs à la sortie de son livre également empreint d’islamophobie, le Napoléon dont Darmanin loue ainsi les bienfaits se trouve précisément être Bonaparte, celui la même qui a restauré l’esclavage que la République avait soi-disant aboli.

En imposant que les ultramarins aiment la République, ce que Darmanin demande réellement, c’est une soumission et précisément celle de la soumission au héros salvateur que nous avions évoquée lors de l’article qui expliquait pourquoi Pétain ne peut pas être le héros de tout le monde.

Et ce discours, que l’on retrouve chez d’autres politiques, est intéressant dès qu’on regarde d’un peu plus près ce qu’il revendique comme valeurs fondamentales : la soumission, la censure, la République.
Et il est peut-être intéressant de s’arrêter deux minutes sur la dernière.

La France n’est pas une République.
C’est une République Démocratique.

Et sous Macron, on a un poil tendance à l’oublier.

Alors quelle différence ?
La République, c’est un régime politique où le chef de l’Etat est élu et n’est pas le seul à disposer de pouvoir.
Point final.

En rappelant, ad nauseam, que tout le monde, surtout les populations les plus discriminées et violentées, doit obéissance et soumission à la République, sans plus jamais employer le terme de démocratie (à moins d’avoir besoin d’expliquer que le 49-3 en serait l’un des outils, mais on revient à la valeur “censure”), nos politiques, Darmanin en tête, nous martèlent en réalité le bon vieux faux dilemme qu’il y a pire régime politique et que nous devrions nous accorder des réécritures que les puissants ont de l’Histoire, faute de quoi “ça va bien se passer”.

Le peuple n’est finalement qu’un ramassis d’enfants mal éduqués, qu’il faut discipliner – et en étant au ministère de l’Intérieur il ne le sait que trop bien – et humilier publiquement au besoin, pourvu qu’à la fin, tout le monde rentre dans le rang.
Et tant pis pour le sang que l’on fait couler et les vies que l’on prend.

Cet “héroïsme” là est celui que Macron prêtait déjà à Pétain, c’est celui de la phase tribale médiane qui crie “je suis génial et pas vous, donc obéissez et soyez plein de gratitude pour votre sauveur”, totalement raccord avec la communication de Macron en marge de sa campagne de 2017 où il se présentait tel le Messie.

Et pendant ce temps, quid des Antilles ?

A travers ses représentants, les Antilles sont des héroïnes comme on aimerait en voir tous les jours.
Dans des discours prônant la commémoration des personnes ayant parfois commis le sacrifice ultime pour libérer les autres, dans des harangues toujours extrêmement respectueuses malgré leur fermeté nécessaire, dans une dynamique de rappeler que “nous sommes un” et que tout le monde a droit à un traitement équitable, les Antilles sont autant de voix réunies pour tenter de concrétiser une utopie qui ne devrait plus en être une en 2023 : que toutes les populations françaises soient libres et égales en droits, y compris celui à une Histoire non revisitée par ceux qui estiment que les vies des autochtones des DOM TOM valent moins que les leurs.

In fine, le drapeau de la colère n’est que l’écho lointain d’un rêve, celui formulé par Martin Luther King il n’y a pas si longtemps, pas assez en tout cas, pour que nous n’y prêtions qu’une oreille distraite.

Et le reste de la population de devoir choisir quelle histoire elle souhaite à présent contribuer à écrire, en se rangeant auprès de celui qui prouve que l’appel au barrage n’avait que pour seul but de renforcer l’extrême prétendument dangereux ou celles qui appellent au retour à la Liberté.

Une liberté que Jiovanny William, député de la Martinique reçu par Le Média TV, n’oublie d’ailleurs pas de demander pour le journaliste Olivier Dubois, enlevé dans le nord du Mali le 8 avril 2021 et détenu depuis, dont le nom vous sera peut-être familier si vous avez déjà regardé des épisodes de “Et Tout Le Monde S’en Fout” et pour lequel, quel que soit le camp qui nous paraisse “juste”, nous devons continuer de nous mobiliser.


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